Cet article est initialement un travail dans le cadre du Master en études de genre que je suis à Bruxelles.
La rue appartient à tous·tes, paraît-il. Pourtant, c’est aussi un espace de non-droit. Un lieu de drague. Un terrain de jeu. Un lieu agréable pour certains, dangereux pour d’autres.
La division sexuelle des êtres humains a fait de la rue une cour ouverte et un endroit de prédation sexuelle pour les hommes, mais un lieu de peur pour les personnes sexisées, qui se retrouvent sexualisées, contre leur gré la plupart du temps.
Marylène Lieber, sociologue, nous explique que dans l’imaginaire collectif, « une femme seule, le soir, dans la rue est une femme disponible » .
Quand je rentre chez moi et qu’il fait nuit, quand je sors d’un bar et que je décide de rentrer à pied, quand je me promène alors qu’il est dix heures du matin, je ne suis plus seulement un être humain, je suis avant tout définie par mon genre. Un genre dont la disponibilité sexuelle semble faire intrinsèquement partie. C’est en tout cas ce que perçoivent les hommes qui m’entourent. Il est minuit. Une femme seule, dans la rue, est forcément un objet sexuel, présente pour leur propre plaisir. Parce que la rue est un lieu perçu comme sexuel par les hommes.
De l’expérience individuelle …
10 heures du matin, jeudi 23 septembre 2021, rue de la Victoire, Bruxelles.
Alors que je sors faire mes courses et qu’il fait encore une vingtaine de degrés, je subis, pendant une marche qui durera seulement dix minutes, sifflements, regards lubriques et invitations non sollicitées à engager la conversation avec des individus masculins que je ne connais pas. Un homme, assis à une terrasse de café, me lance un grand sourire pas innocent ; je ne dis rien, ne souris pas. Je l’entends, quelques secondes plus tard, m’insulter. Plus loin, alors que j’entre dans le supermarché, une autre personne me siffle et regarde longuement mes jambes.
La rue est un espace public, dans une société à l’héritage patriarcal, pensée et imaginée pour les hommes. Ainsi, comme le montre un sondage effectué par Plan International en 2019, « 91% des jeunes filles de 15 à 24 ans ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans des lieux publics, contre 28% des garçons. »
23H30, samedi 2 octobre 2021, Boulevard Anspach, Bruxelles.
Si la journée, la rue semble mixte, elle est accaparée par les hommes la nuit, par ceux pour qui elle ne représente pas un danger, pour qui elle est une propriété évidente. Quand je rentre seule à pied, en métro ou en tramway, je sais qu’il y a toujours un risque pour qu’une personne du genre opposé tente sa chance.
Ainsi, je me suis rendu compte que l’espace public ne m’appartient pas, parce qu’il est un lieu désagréable pour moi, où l’on sexualise mon corps contre mon gré. Alors que les hommes y stationnent régulièrement, sur les bancs du Boulevard Anspach, à la sortie des magasins, des cafés, posés contre un mur ou une rambarde, les rares fois où j’ai voulu m’approprier l’espace de la sorte, j’ai rapidement changé d’avis. Une femme, dans la rue, statique, debout ou assise, est un objet sexuel.
Le géographe Yves Raibaud confirme cela dans un rapport rendu en 2011 pour la ville de Bordeaux : les femmes sont invisibles dans les rues, elles les traversent mais n’y restent pas.
Quand j’attends mon train devant la gare du Midi en fumant une cigarette, je me fais prsque systématiquement déranger par un homme qui vient me demander mon numéro, tenter d’engager la conversation, alors que je n’ai rien demandé et que je n’en ai pas la moindre envie. Quand je traverse le parc de la porte de Hal pour rentrer chez moi, je sens les regards invisibles mais pesants sur mon corps, dans ce lieu rempli d’hommes sur des bancs, qui attendent. A ces moments-là, l’homme ne pense qu’à son envie, qu’à son plaisir potentiellement sexuel, jamais au mien, inexistant, ni à mon consentement.
… A la sexualisation systémique
Depuis que les femmes ont décidé de prendre la parole et dénoncent l’ampleur systémique des agressions sexuelles et sexistes, les hommes et la société de manière générale semblent tomber des nues. En effet, en évoluant dans une société où la division sexuelle a amené les femmes à être objectivées en permanence, et a fortiori sexualisées dans les médias, les publicités, placardées dans toutes les rues, ils ont fini par prendre pour acquise la disponibilité sexuelle de celles-ci.
Il suffit de marcher sur les grands boulevards de la ville pour remarquer les devantures de magasins, notamment ceux de lingerie qui montrent évidemment des femmes dénudées. Si cela peut paraître « logique », vendre un Bicky Burger en montrant une femme en jupe courte sur son bureau ou avec un décolleté plongeant et afficher cela partout dans la ville ou sur internet participe à cette culture de l’hypersexualisation des femmes, à qui on ne demande pas leur avis sur leur envie.
Et surtout, cela relève d’un marketing sexiste, qui dégrade cruellement l’image des femmes et alimente la culture du viol. Les corps des femmes sont objectivés, ils sont aussi réduits en morceaux : un fessier chez Dandoy pour vendre de nouveaux gâteaux, un autre pour vendre un jeans chez Le temps des cerises (avec leur slogan Liberté, Egalité, beau fessier, qui associe en plus valeurs égalitaires, émancipation et objectivation des femmes). Le rapport 2019-2020 du sexisme dans la publicité française prouve qu’il ne s’agit pas que d’une appréciation personnelle mais bien d’une problématique récurrente.
Pourquoi cette omniprésence de la sexualité dans la rue ? Parce qu’historiquement, l’espace public est au masculin ce que le privé est au féminin. Justifié par une prétendue différence biologique des organes génitaux (intérieurs et extérieurs), notre société patriarcale a opposé les caractéristiques dites féminines et masculines et par la même, hiérarchisé les droits des humain·e·s, en fonction de leur genre. Ainsi, la classe des hommes (terme employé afin d’insister sur la dimension systémique du problème et non individuelle et référence aux féministes marxistes) a depuis des millénaires le droit de déambuler à sa guise dans l’espace public sans se questionner, mais a aussi le droit de posséder, en tant que patriarche dans une société patriarcale, ce qui lui fait envie. La rue, qui subit une architecture faite majoritairement par des hommes, est un espace de non-droit pour les femmes, mais surtout un espace tantôt potentiellement sexuel, potentiellement dangereux en fonction du genre auquel on a été assigné à la naissance.